Les crises sont des événements que les acteurs publics se doivent d’anticiper, tout en sachant qu’elles sont rarement prévisibles. Ce sont aussi des moments charnières qui invitent à réformer les institutions ou les organisations, pour organiser la relance et conforter la résilience des territoires. Francois Bayrou, ancien ministre, nouveau haut-commissaire au plan et élu local, nous a fait l’honneur de participer à cette rencontre pour évoquer les enseignements qu’il tire de la crise du COVID, sa vision de la “planification” au XXIe siècle et son propre rôle. Deux DGS ont ensuite partagé leur expérience de la gestion de crise par les collectivités.
Intervention de François Bayrou, haut-commissaire au Plan
Pour un pays, ne pas prévoir c’est se mettre en situation de risque. Ne pas faire l’effort de se donner une stratégie, c’est se mettre en situation de faiblesse. D’une certaine manière, nous vivons une situation d’après-guerre, comme celle qui a donné lieu à la première création du haut-commissariat au plan par Jean Monnet et le général de Gaulle. Il nous faut fédérer les forces autour d’un effort collectif. Il nous faut sortir de cette idéologie ultra-libérale qui prétend que les entreprises privées, en suivant leur propre intérêt, agissent aussi dans le sens de l’intérêt général : c’est faux. Leur stratégie peut même être contraire à l’intérêt général, quand elle conduit par exemple le pays à manquer de médicaments vitaux.
M. Bayrou précise qu’il ne dépend que du président de la République, comme en son temps Jean Monnet ne dépendait que du président du conseil et non du gouvernement, et conduit sa mission de manière bénévole. Son indépendance est à ce prix. Il se veut libre des pressions de l’administration, titulaire d’un “privilège d’interpellation”. Il est au service de l’intérêt des citoyens comme l’était le tribun de la plèbe à Rome.
Quel peut être le “récit national” autour duquel relancer le pays ? [question de Pierre Laplane]. D’une certaine façon, la crise sanitaire nous fournit une piste sérieuse. Ce récit serait celui de la reconquête des activités productives, dont nous avons pris conscience de la nécessité urgente. Notre pays est en pointe dans de nombreux domaines scientifiques et technologiques, mais a délaissé les productions plus ordinaires. Retrouvons-les, et n’écoutons pas les voix qui prétendent que les activités de main d’œuvre nous sont devenues inaccessibles. Avec les innombrables applications du numérique, nous pouvons relancer sur notre territoire des activités qui ont été délocalisées, dans le domaine de la mécanique grâce à l’impression 3D, du textile grâce à la confection sur mesure, de la santé grâce aux thérapies géniques, pour ne prendre que quelques exemples.
Il est vrai que l’État ne dispose plus du levier des grandes entreprises publiques [réponse à une question d’Éric Ardouin, qui évoque également une société devenue hostile aux politiques autoritaires et perméable aux fake news], mais il n’en reste pas moins vrai que, pour financer la relance du pays, nous aurons besoin d’un appareil productif solide. Si l’autorité de l’État fait défaut, c’est sur une fédération d’acteurs que nous devons nous appuyer, chose peu habituelle en France, où l’élite dirige. Mais nous avons deux atouts : la conscience qu’un changement est nécessaire d’une part, “l’argent gratuit”, sans doute pour un certain temps encore, d’autre part, qui permet des investissements massifs.
La liberté d’entreprendre n’est pas en cause, aucun dirigisme n’est de mise, en revanche il faut changer profondément les relations entre l’État et les collectivités. La centralisation est un frein puissant aux initiatives locales, son allègement est nécessaire pour recréer des liens de confiance et permettre aux actions utiles de se déployer. Le système Napoléonien, calqué sur l’organisation militaire, avait la vertu de la simplicité : trois échelons territoriaux aux compétences claires, et des chaînes de décision courtes qui, au fond, fonctionnaient mieux avec le télégraphe qu’avec Internet. Comme le disait François Mitterrand, l’État n’existe plus, et avec lui ont disparu la raison d’État et la légitimité des décideurs, qui s’abritent derrière le principe de précaution. Sans parler du périmètre insensé des grandes régions, de la taille de petits états mais sans identité historique, donc sans décideurs légitimes aux yeux des citoyens.
Et si la Covid durait ? [titre d’un récent rapport publié sous la direction de M. Bayrou]. On ne saurait l’exclure, même si la perspective d’une issue par la vaccination se dessine. Quoi qu’il en soit, ce virus microscopique a provoqué dans nos sociétés ce qui est sans doute une évolution anthropologique – nous ne vivons plus ensemble de la même manière, nous ne nous déplaçons plus si facilement – et remet en cause le paradigme d’une croissance entièrement portée par les échanges. Il est possible qu’elle doive aujourd’hui s’adapter à un mouvement inverse, celui d’une restriction des échanges et des transports. Observons que cela est aussi ce à quoi nous invite le réchauffement climatique. Cela ne sera pas sans conséquences profondes sur l’aménagement du territoire : travail à distance, aspiration à une vie plus proche de la nature, reconquête industrielle… tout ceci fait système.
Face aux changements nécessaires, nous aurons besoin d’un débat démocratique ouvert. Il faut conserver la démocratie représentative (avec pourquoi pas des référendums à la Suisse, mais pas de tirage au sort), en instaurant plus de proportionnelle, sachant que les risques encourus sont inexistants en France.
Pour ce qui est de la place de la science dans la gouvernance publique [réponse à une question de François Mengin Lecreulx], il faut d’abord restaurer la confiance des citoyens dans la science. Avant cette crise, on pensait les médecins d’accord entre eux, on les a vus en guerre, c’était de la “haine en bande organisée”. Les scientifiques, comme les autres, doivent apprendre qu’on n’arrive à rien sans maîtriser la communication. En l’occurrence, les oppositions sur certains points sont les arbres qui cachent la forêt du consensus sur bien d’autres. C’est ce consensus qu’il faut faire reconnaître.
Intervention de Pierre Laplane, DGS de la ville et l’eurométropole de Strasbourg
Des crises peuvent nous frapper à tout moment, elles peuvent devenir systémiques et durables. Nous avons donc besoin d’une culture intégrée de la gestion des crises et de la résilience, comme nous l’avons vu lors d’une précédente rencontre, à propos de Paris, avec son délégué général à la transition écologique et à la résilience. Il nous a parlé d’une organisation apprenante, robuste, flexible, intégrée, ingénieuse, redondante et inclusive.
À Strasbourg, nous faisons depuis 2016 une cartographie des risques à 360° : nous les identifions et les hiérarchisons pour pouvoir les gérer. Nous avons ainsi identifié 18 risques prioritaires et conçu autant de plans d’action avec des référents et des audits périodiques. Cet outil est partagé avec les élus afin qu’ils perçoivent les risques. Nous la mettons à jour régulièrement ; c’est ainsi que nous avons ajouté le risque de cyberattaque, après celle subie par Marseille, revu le risque d’attaque à la voiture bélier après l’attentat de Nice (camion).
Nous avons aussi créé une direction de l’audit, totalement indépendante de l’administration et des élus, et l’une des très rares en France qui soit certifiée.
Intervention de Lauriano Azinheirinha, DGS de la ville de Nice et de la métropole de Nice Côte d’Azur
Dans la nuit du 2 au 3 octobre 2020, la tempête Alex s’est déchaînée sur les environs de Nice, faisant déborder trois vallées, emportant des digues, ravinant les terrains au point de modifier visiblement en quelques heures la physionomie du relief. Cinq communes ont été dévastées. On déplore 7 morts et 11 disparus ainsi que 639 personnes à reloger. Les dégâts aux biens sont considérables, dont 2 milliards d’euros sur les infrastructures (voiries, ouvrages…) et installations gérées par la métropole (eau potable, assainissement…)
Les services de la métropole ont été très mobilisés localement. Il fallait reconstruire immédiatement les accès pour désenclaver les populations. Beaucoup de choses se sont passées à Nice, comme la mise en place d’un site d’aide logistique qui a centralisé les dons de matériel et de vivres, l’accueil des sinistrés et leur hébergement, la création d’une centre de crise fonctionnant 24/24 pour coordonner les autorités compétentes.
Cet événement a démontré que, dans des crises de cette nature, les collectivités sont en première ligne parce qu’elles connaissent mieux les territoires, sont omniprésentes, connaissent les différents acteurs à mobiliser. Il a également fait la preuve que le périmètre de la métropole était judicieux, en englobant les vallées de montagne, parce qu’il coïncide avec celui des grands équipements (syndicat mixte de gestion des eaux).
En revanche, la question financière reste entière. Les collectivités (dont le département et la région) ont pu mobiliser rapidement des fonds de l’ordre que quelques dizaines de millions d’euros, bien en deçà des besoins, qui pour être élevés sont en deçà des seuils permettant de prétendre à des fonds européens. Il s’avère très compliqué de mobiliser l’aide financière de l’État pour la reconstruction (à l’identique ou pas, c’est un autre débat).
Parce que ce type de crise exige des réponses très nombreuses et diverses, donc une gestion transversale, la métropole a créé, sur le modèle des agences d’urbanisme, une agence de sécurité sanitaire de gestion des risques et de protection de l’environnement, qui gère la crise sanitaire (COVID) et va réaliser une étude sur les cours d ‘eau.