Géants du numérique, startups locales et démocratie participative d’un côté, régie municipale, villes oubliées et désir d’État de l’autre : les paradoxes de la transition dans les métropoles.
Dans ses 10 leçons clés pour repenser les villes à l’ère du Covid-19, Aziza Akhmouch (OCDE) montre en particulier que les capacités de rebond sont très différentes suivant la structure de leur économie –les zones touristiques étant particulièrement touchées. Le taux d’emplois à risque de disparition oscille entre 15 % et 35 %. Toutefois, contrairement à ce qu’un certain discours sur la « revanche des campagnes » a pu laisser penser, la « prime urbaine » ne se transformera pas en « pénalité urbaine » : même si les villes moyennes pourraient gagner du terrain dans certains pays, l’attractivité des villes pour les services qu’elles offrent n’est pas menacée.
Révolution numérique et nouveaux services urbains
Smart cities ou safe cities ?
La crise a également révélé combien la numérisation déclenche de nouveaux rapports à la productivité, à la démocratie, à la mobilité et aux interactions sociales. Mais ce n’est là qu’une partie de la question. La révolution numérique va connaître des développements dont peu de gens soupçonnent l’ampleur et qui, de l’aveu de Patrick Le Galès (CNRS, École urbaine de Science Po), restent difficiles à appréhender même pour les spécialistes. Si la smart city a connu des échecs retentissants (Rio, Toronto…), l’urbain reste un terrain de jeu convoité par les géants du numérique et les startups, avec ceci de capital que c’est le marché des mégapoles asiatiques et africaines qui donne la direction de l’innovation. Le technosolutionisme règne : la ville est « malade », il faut la soigner en rationalisant les fonctions urbaines. La promesse d’efficience vise d’abord la sécurité (safe city) et dans une bien moindre mesure la protection de l’environnement. Les infrastructures, les objets connectés dont notre espace sera bientôt saturé, les données et leur représentation façonnent un nouvel imaginaire urbain et créent des discontinuités béantes dans les prérogatives, les services mais aussi les compétences techniques des acteurs publics.
Plateformes trans-locales
Retour au local, à Grenoble précisément, où une équipe de chercheurs dirigée par Thibault Daudigeos (École de management de Grenoble) a démontré que les startups de l’économie sociale et solidaire, qui bénéficient d’un environnement juridique de plus en plus favorable leur permettant notamment de lever des fonds, interagissent fortement avec leur territoire et que le soutien des collectivités est payant. Une autre enquête portant sur les plateformes a révélé l’existence d’un modèle économique alternatif au modèle de type AirBnB, lequel repose sur une structure de marché oligopolistique et la valorisation marchande des données. La plateforme rhône-alpine d’autopartage Citiz, un exemple parmi d’autres, est parvenue à s’imposer en misant sur un triple « encastrement » au territoire, économique, politique et culturel. Une stratégie qui n’exclut pas un développement « trans-local », sur un mode coopératif permettant d’étendre la présence de la plateforme sur d’autres territoires. Plusieurs DGS se montrent intéressés par cette logique qui permet de mutualiser le soutien des collectivités à des services émergents d’intérêt général. La métropole d’Aix-Marseille-Provence étudie par ailleurs la création d’une SEMOP chargée de valoriser, pas forcément financièrement, les données collectées par les différentes collectivités du territoire.
Public, privé : jeux d’acteurs
Vertus de la régie publique
En 2013, dans une montée en puissance progressive jusqu’en 2021, Nice Côte d’Azur est revenue au mode de la régie pour son service des eaux, avec l’objectif de sécuriser la ressource et de maîtriser le prix de l’eau. Ce modèle historique est tout sauf archaïque. La personnalité morale permet à la régie de prendre des décisions rapides. Sa réactivité et une taille critique suffisante ont été décisives dans sa gestion de la tempête Alex. La régie est particulièrement adaptée pour mener des investissements et raisonner en coût global en se projetant à long terme. Ne faut-il pas, comme l’a fait Nantes, réserver une part du réseau au privé pour « capter l’innovation des grands groupes » (Landel, France urbaine) ? Pas nécessairement : les régies ne sont pas les dernières à innover avec l’appui des chercheurs et de startups. Finalement, le seul bémol à ce système serait la mésinformation résultant de l’incompétence de prétendus experts médiatiques des finances locales. C’est ainsi que Nice, qui recourt largement aux régies, figure à tort parmi les mauvais élèves de la classe en matière d’endettement, déplore Lauriano Azinheirinha (Nice).
Déboires de l’aménagement privé
Olivier Parcot (Nantes) se dévoue pour faire l’analyse d’un échec, celui du projet Yellow Park, qui prévoyait la reconstruction sur place du stade de la Beaujoire à Nantes, financé par la valeur foncière dégagée par la création d’un nouveau quartier, l’ensemble étant porté par deux opérateurs privés à l’initiative du projet. Le projet a cheminé d’impasse en impasse avant de devoir être abandonné. La maire ayant promis durant la campagne municipale que l’argent public ne financerait pas le foot business, s’est présentée l’opportunité de ce projet privé. Belle aubaine dont la ville se saisit pour imposer à son partenaire potentiel des conditions qualitatives ambitieuses. Mais, « pêché originel », la concertation est biaisée par le refus des promoteurs d’étudier l’option rénovation. Le dossier est ensuite fragilisé juridiquement par le risque d’une attaque pour maîtrise d’ouvrage cachée, l’opposition des supporters et les critiques faites à la densité du projet urbain. Ce dernier est abandonné : on garde le stade, on en construira un neuf ailleurs (il y a des précédents à Paris ou à Lyon). Mais ce projet est lui aussi attaqué de toutes parts, y compris par Bercy, et la ville doit y renoncer.
Action municipale, participation citoyenne et proximité
À chaque enjeu sa forme de démocratie locale
Grenoble a développé un système global de participation citoyenne inspirée du municipalisme, et fondé sur la conviction que la mobilisation de Greta Thunberg et la Convention citoyenne pour le climat sont deux mouvements de fond appelés à changer profondément la démocratie locale. Le système présenté par Emmanuel Rouède (Grenoble) repose sur quatre formes de démocratie mobilisées de manière claire suivant les enjeux : représentative (très vivante, ouvertes aux débats et transparente), participative, d’interpellation et directe. La démocratie participative s’appuie sur plusieurs instances : le conseil des aînés, les ateliers de projet, les ateliers de redirection écologique de l’action publique, la participation autour des projets urbains… La démocratie d’interpellation fonctionne selon un dispositif graduel à plusieurs étapes, de l’interpellation des services (avec devoir de réponse) à la votation citoyenne consultative (la loi française ne permettant pas autre chose) à partir de la mobilisation de 5 % de la population. La démocratie directe consiste principalement dans le vote de budgets participatifs à hauteur de 800 000 € par an.
La ville du quart d’heure
Inspirée par les travaux de Carlos Moreno et les enseignements du confinement, la municipalité parisienne s’est donné le projet de promouvoir la « ville du 1/4 h ». Marie Villette (Paris) précise qu’il reflète d’abord la volonté de gérer plus étroitement l’action publique à l’échelle des arrondissements : plus de visibilité des services de proximité, plus de mutualisation des espaces (les écoles qui s’ouvrent à d’autres usages hors temps scolaire et leurs abords sont piétonnisés, les places deviennent des plateaux artistiques) et aussi plus de responsabilités données aux DGS des mairies d’arrondissement, même si l’organisation générale des services ne change pas et reste sectorisée. Il s’agit d’abord d’un changement de culture (un « big bang de la proximité »), selon Marie Villette, et d’une écoute des besoins des habitants qui conduit forcément à réfléchir aux projets de manière décloisonnée, entre voirie et espaces verts par exemple. Il s’agit aussi de rendre la densité acceptable.
Métropole de Lyon : un pacte de cohérence
L’élection des conseillers métropolitains au suffrage universel direct, pour la première fois en 2020, entraîne un renouvellement des principes de gouvernance de la métropole de Lyon, pour conjuguer la légitimité démocratique de cet exécutif avec celle des maires. Un pacte de cohérence métropolitain, définissant les grands axes de la politique et vu comme « le point de départ de six ans de coopération », a été adopté en mars 2021. Une enveloppe de plus de 200 M€ (s’ajoutant à la programmation pluriannuelle d’investissement de 3,6 Mds€ sur le mandat) a été dégagée pour accompagner les communes sur les enjeux prioritaires des transitions environnementale et sociale, et les communes sont invitées à co-construire des projets dans chacun des dix territoires, sous l’impulsion d’une vice-présidente déléguée à l’égalité des territoires. La réorganisation de l’action métropolitaine, engagée lors de la fusion des compétences métropolitaines et départementales sur le territoire de la métropole, se poursuit de manière « pragmatique, au plus proche des communes », même s’il n’est pas question, précise Anne Jestin (Lyon), d’une déconcentration complète.
Crash test
Sur proposition d’Olivier Landel (France urbaine), la rencontre a été en partie consacrée à un atelier dit « crash test » visant à faire réagir les participants au projet d’interpellation des candidats à la prochaine élection présidentielle, préparé par France Urbaine avec un groupe de travail composé de 11 maires de villes ou présidents d’EPCI.
Ce projet, qui développe en particulier (mais pas seulement) l’idée d’une nécessaire refonte des relations institutionnelles entre l’État et les EPCI, qui placerait le premier dans une fonction d’arbitre des conflits, a donné lieu à de nombreux commentaires, pas franchement favorables.
La résolution des conflits n’est pas un sujet mineur, mais la solution n’est pas d’ordre institutionnel : il faut plutôt aller chercher du côté des outils (Ardouin, Toulouse). Plus d’État ? Peut-être, mais pour légiférer sur les enjeux essentiels : « Comment allons-nous gérer les impacts de la modification du modèle économique ? Nous n’avons pas besoin d’un couple maire-préfet mais d’un couple ville-État, sans oublier l’Europe » (Curci, Lyon). La question lancinante de l’autonomie financière des collectivités, première aux yeux de nombreux participants, brille par son absence dans le projet d’interpellation. Pourquoi pas un débat sur la fiscalité locale et la forme qu’elle peut prendre si l’on renonce définitivement aux « quatre vieilles » (Grousset, France urbaine) ? C’est le nerf de la guerre, mais ce n’est qu’un aspect d’une problématique plus générale de responsabilisation. Il serait temps de reconnaître le rôle effectif de l’armature urbaine dans la vie de la nation et dans la mise en œuvre des transitions (Bévort, Paris). L’ennui, se désole Olivier Landel, c’est que « plus on tient ce discours, plus les robinets se ferment. C’est un énorme paradoxe. »