A) Agriculture et alimentation
Pour de multiples raisons, les dysfonctionnements, vulnérabilités et la nécessaire transition du système agroalimentaire interpellent aussi les métropoles.
Le système alimentaire, très global et trop peu local
Le principal objectif d’un système alimentaire, définit Henri Rouillé d’Orfeuil, est de nourrir une population en quantité suffisante et en qualité satisfaisante en produisant, si possible, des externalités positives. Le système alimentaire mondial a deux composantes aujourd’hui très inégales : l’une mondialisée et agro-industrialisée, ultra-dominante, l’autre territorialisée.
Il subit régulièrement des crises exogènes (chocs économiques, géopolitiques, sanitaires…) provoquant des avaries, et des crises endogènes qui affectent l’environnement. Tous ces problèmes trouvent leur origine dans les excès de la deuxième révolution agricole. Les externalités économiques, sociales, culturelles et territoriales sont liées à la mondialisation, tandis que les externalités environnementales et sanitaires sont liées à l’agro-industrialisation. Les unes comme les autres appellent une transition agricole et alimentaire (TAA) des systèmes de production et de consommation.
Face à l’excès de mondialisation, il faut promouvoir une reterritorialisation du système alimentaire, en raccourcissant les circuits et en rappelant les entreprises mondialisées à leurs responsabilités (fiscalité, externalités négatives, droits humains…).
Face à l’excès d’agro-industrialisation, c’est une révolution agricole de caractère agro-écologique qui est nécessaire. Elle doit privilégier les intrants biologiques, les énergies renouvelables, les équipements raisonnables, mais aussi la production de services et d’infrastructures écologiques.
Les collectivités ont un rôle important à jouer du fait de leurs compétences en urbanisme (foncier, végétalisation). Elles contrôlent l’approvisionnement en eau et l’épuration. Elles peuvent soutenir la production locale, promouvoir les terroirs et orienter les marchés de gros ou de détail, lutter contre la précarité alimentaire, organiser l’économie circulaire, animer des projets agricoles de territoire…
Le Pacte vert pour l’Europe
Le Pacte vert pour l’Europe est la stratégie de l’UE pour atteindre la neutralité climatique à l’horizon 2050. Contrairement à d’autres activités économiques, l’agriculture européenne n’a pas entamé sa transition, bien au contraire. Ni les émissions de gaz à effet de serre, ni le stockage de CO2, ni l’usage d’intrants chimiques ne sont sur la bonne trajectoire. Seul l’emploi des antibiotiques diminue. Le Pacte vert permettra-t-il de renverser la tendance ?
L’équipe d’Hervé Guyomard au sein de l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (INRAE) a modélisé les impacts marchands et non marchands de son volet agro-alimentaire. Pour cela, l’étude distingue les cultures végétales et l’élevage, respectivement de ruminants et d’animaux monogastriques (porc, poulet…), dont les impacts en termes d’émissions de GES sont très différents. Ce travail permet de comparer les effets à attendre de trois leviers cumulables : l’agro-écologie (moins de pesticides, engrais, antibiotiques, plus de surfaces dédiées à la protection de l’environnement), la réduction des pertes et du gaspillage (-50 % post-récolte) et enfin l’évolution des régimes alimentaires. La « transition protéique » ferait baisser la demande de produits animaux de 20 % par l’incitation ou la taxation.
L’agro-écologie doit s’accompagner de la lutte contre le gaspillage et de la transition protéique
Le premier levier agit sur l’offre, les deux autres sur la demande. L’effet cumulé des trois leviers est différent suivant les produits agricoles. Les revenus agricoles devraient baisser (-8 % pour les cultures, mais -27 % à -29 % pour l’élevage) de même que les dépenses alimentaires (- 21 %). Les résultats seraient inverses en tendance (mais dans des proportions bien différentes) si l’on se contentait de l’agro-écologie. Du point de vue non marchand, la réduction des émissions de GES est nettement plus forte en appliquant les trois leviers (-23 % versus -5 %). Même chose pour la réduction des atteintes à la biodiversité (-53 % versus -18 %). Et la transition protéique améliore l’apport nutritionnel des régimes alimentaires.
L’impact du Pacte vert pour le consommateur sera donc doublement positif, avec une alimentation moins coûteuse et plus saine. En revanche la situation des producteurs agricoles s’aggravera, notamment celle des éleveurs confrontés à une forte baisse de revenus. En terme de politique publique, l’accompagnement de la baisse de production de l’élevage y compris en fermant des exploitations – un tabou – n’est donc pas moins important que le soutien aux producteurs de cultures végétales.
Ce sujet est riche en paradoxes. Le hiatus complet entre le Pacte vert, conçu par la Commission européenne, et la Politique agricole commune, aux mains des États membres, aujourd’hui véritable instrument du statu quo en est un. Autre paradoxe, vis-à-vis du consommateur final, le développement de l’agro-écologie entre en concurrence peut-être fatale avec le bio. Mais l’agro-écologie est quand même plus efficace car, plus massive, elle modifiera potentiellement 85 % des surfaces quand le bio n’en touche aujourd’hui que 15 %.
Reconnecter les comportements alimentaires et la production locale grâce à la restauration collective
ProDij est le nom de la stratégie alimentaire de Dijon Métropole, systémique car reliant entre eux les enjeux de cohésion territoriale (rural / urbain), d’écologie (climat, biodiversité, sol, eau), d’économie locale et de cohésion sociale. Dans la métropole, la restauration collective, pas seulement scolaire, sert 15 millions de repas par an avec seulement 7 % de produits locaux, attestant la déconnexion entre fabrication des repas, terroir et saisons, résume Fabrice Chatel.
L’une des actions de la Métropole consiste à faire évoluer les comportements alimentaires dans les restaurants scolaires, avec l’appui scientifique Justine Dahmani de l’INRAE. L’objectif est d’aligner goût, qualité nutritionnelle, respect de l’environnement, soutien au secteur agricole. Il s’agit aussi, au nom de la loi Climat et résilience, d’augmenter la fréquence des menus végétariens. Le travail de recherche porte sur les qualités nutritionnelles des menus, sur l’appréciation des menus végétariens par les enfants et sur la demande ou non des parents pour plus de menus végétariens dans la semaine.
La légumerie, pierre angulaire de ProDij
Une autre action « pierre angulaire » est la création de la légumerie métropolitaine, inaugurée au printemps dernier. Elle vise à fournir 2000 t de légumes produits localement par an à l’ensemble de la restauration collective, à partir d’une situation de départ à 140 t. Actuellement gérée en régie, elle doit être transformée en SCIC associant la collectivité, des producteurs et des acheteurs, dès qu’elle sera suffisamment émancipée des subventions publiques, soit probablement entre 2024 et 2026, quand elle aura atteint un chiffre d’affaires de 400 t/an. Le caractère systémique de cette action réside dans le chaînage qui va de la sensibilisation des consommateurs à la production locale de légumes en passant par la formation des cuisiniers, la synchronisation des menus, et l’adaptation des commandes à l’échelle de l’ensemble de la restauration collective du territoire.
Lutter contre la précarité alimentaire : l’expérience de la Caisse alimentaire commune de Montpellier
Plusieurs études très récentes attestent que l’insuffisance alimentaire touche un grand nombre de personnes en France : 2 à 4 millions de personnes ont eu recours à l’aide alimentaire en 2021, 16 % des Français déclarent ne pas manger à leur faim, 1 Français sur 3 s’est déjà privé d’un repas faute de moyens… Selon Olivier Nys, la précarité alimentaire est massive mais incomplètement appréhendée, et aggravée par les crises. Montpellier est particulièrement touchée, avec 19 % de personnes sous le seuil de pauvreté, dont 26 % dans la ville-centre et jusqu’à 60 % dans certains quartiers.
Convaincues que la démocratie alimentaire, par l’exercice d’une citoyenneté articulée aux politiques publiques, est la condition d’une transition agro-alimentaire juste et durable, 25 organisations du territoire montpelliérain, dont la Ville et la Métropole, construisent et animent ensemble la Caisse alimentaire commune.
Une expérimentation pionnière inspirée par l’idée d’une sécurité sociale de l’alimentation
Ce projet, précise Marie-Clémentine Foussat, est inspiré par l’idée d’une intégration de l’alimentation au régime général de la sécurité sociale, revendiquée par le collectif pour une Sécurité sociale de l’alimentation. Toutefois, la Caisse alimentaire commune de Montpellier est l’initiative d’un autre collectif : Territoire à vivreS. Elle constitue l’expérimentation pionnière du principe de Sécurité sociale de l’alimentation.
La Caisse montpelliéraine est alimentée par des fonds publics et privés (entreprises) et des contributions citoyennes, sous forme de cotisations très corrélées aux revenus (de 1 € à 180 € par mois). Elle fonctionne avec une instance de gouvernance, une plate-forme d’achat en commun, un circuit de distribution conventionné et une monnaie alimentaire qui permet d’y acheter des produits. Les citoyens volontaires reçoivent chaque mois l’équivalent de 100 € dans cette monnaie locale à dépenser dans le circuit conventionné. Environ 40 lieux dont 30 producteurs directs ont été intégrés à ce réseau par les citoyens eux-mêmes.
Sur les 8 premiers mois de l’expérimentation (février à septembre 2023), 350 expérimentateurs représentatifs de la population de la métropole en termes d’âge et de revenus ont rejoint la Caisse, avec une cotisation moyenne de 61 €/mois. Un conseil scientifique a été créé pour évaluer les résultats de l’expérience. En tout, le projet mobilise 5 équivalents plein temps répartis chez les différents partenaires. Il faut distinguer la gestion de la Caisse proprement dite, qui « pourrait être autonome » selon Pauline Scherer, de l’animation/éducation populaire, qui englobe bien d’autres choses : maison de l’alimentation solidaire, cuisines partagées, distribution dans les lieux d’achat et de restauration…
Quelle contribution des métropoles à la préservation du foncier agricole ? Témoignage du Grand Reims
Le Grand Reims ayant consommé 763 ha d’espaces naturels et agricoles sur la période 2011-2021, la « calculatrice ZAN » ne lui en octroie que 381,5 entre 2021 et 2031. Problème : avec 2100 ha encore classés AU (zone à urbaniser) et une compétence de délivrance des permis de construire aux mains des maires, comment maîtriser la dynamique d’artificialisation avant l’approbation du SCOT (2025) et du PLUIH (2027) ? Réponse : comptant sur le civisme des maires, la gouvernance chargée de l’élaboration des documents d’urbanisme effectue simultanément un triple suivi : de l’artificialisation en temps réel, des sursis à statuer, et enfin des préemptions en vue du maintien de l’activité agricole ou de la renaturation d’espaces artificialisés. Ces deux derniers instruments ont été introduits par la loi du 20 juillet 2023 facilitant la mise en œuvre du ZAN par les élus locaux.
François Mengin Lecreulx n’ignore pas les limites à la démarche : la solidarité forcément hétérogène des maires, le double discours des agriculteurs, qui collectivement veulent préserver le foncier agricole mais individuellement s’opposent à tout déclassement de leurs terrains classés AU, et enfin la difficulté de reconstituer des activités agricoles à proximité du tissu urbain.
B) Intelligence artificielle
Au-delà des usages plus ou moins contrôlés de ChatGPT, l’IA interroge l’organisation et le management des services, et doit inciter à la vigilance sur le bien-être au travail et l’engagement des collaborateurs.
Si l’intelligence artificielle ne progresse pas de manière linéaire, c’est en partie parce qu’elle se heurte à trois limites. La première est le passage à l’échelle : ce qui est possible dans un univers clos aux règles établies comme celle du jeu de go ne l’est plus dans le monde réel où la complexité est sans commune mesure. La seconde s’explique par le paradoxe de Polanyi : la machine apprend de l’expert, mais plus ce dernier a d’expérience, moins il sait transmettre son savoir-faire. La troisième est que « le plus difficile en robotique est souvent ce qui est le plus facile pour l’homme », c’est le paradoxe de Moravec.
Assistons-nous aujourd’hui à une accélération effective ou seulement médiatique de l’intelligence artificielle ? À la différence des précédents buzz, celui autour de ChatGPT englobe le grand public qui peut lui-même se servir de la technologie. Elle n’est pas mature, il reste à développer des modèles opérationnels et des standards de qualité. Mais des entreprises vont s’en saisir, on est au tout début du tsunami, prévoit Yann Ferguson.
Quels emplois l’IA va-t-elle faire disparaître ?
Une question obsédante et largement médiatisée : Quels emplois l’IA va-t-elle faire disparaître ? Les réponses varient dans le temps comme le montrent trois études réalisées à cinq ans d’intervalle (2013, 2018, 2023). Pour la première, seuls les emplois créatifs (dont perception, manipulation, intelligence sociale) seront préservés. Pour la seconde, c’est l’agilité qui fera la différence (flexibilité, capacité à s’adapter et à résoudre des problèmes, interaction sociale). Plus étonnant, pour la troisième, qui s’appuie sur les aptitudes dans lesquelles l’IA a le plus progressé, ce sont les tâches cognitives non répétitives qui sont les plus exposées et, inversement, les métiers manuels dans des environnements non structurés qui le sont le moins. Ce serait une « victoire » inattendue de la « corporéité ».
Partir des besoins du travail plutôt que des performances de la technologie
En France, le rapport Villani de 2018 recommande de « définir une complémentarité qui ne soit pas aliénante, mais au contraire permette de développer les capacités proprement humaines ». Un laboratoire dédié à ce sujet est créé en 2021 au sein de l’INRIA, le LaborIA, dont le sociologue Yann Ferguson est le directeur scientifique. En 2023, LaborIA publie les résultats d’une étude qui part non plus comme précédemment des performances de la technologie mais des besoins du travail. Et qui pointe les nombreux challenges occasionnés par l’IA, qu’ils soient organisationnels (transparence, imputation des responsabilités, transformation des process) ou managériaux (proximité, transversalité, management numérique). Ils appellent aussi à la vigilance sur le bien-être des collaborateurs, dans la mesure où l’IA fragilise la reconnaissance, les relations humaines, et facilite la surveillance et le contrôle. L’engagement des collaborateurs est également un enjeu, avec des risques de perte d’autonomie, de sentiment de dépossession des savoir-faire et de déresponsabilisation.